Petite leçon de musique

Les bases

La gamme naturelle non tempérée.

La Nature n´est pas seulement manifestée, et il y a donc « quelque part », une réalité « indéfinissable ». La mathématique, et donc la musique, permettent de mieux comprendre cette réalité.

Chaque civilisation a son système musical, toujours tiré de la contemplation[1] des nombres et de leurs rapports.

Les bases de la musique occidentale se trouvent dans Platon, principalement le Timée.

Il y est expliqué comment l´Âme du Monde est constituée, entre le monde qui n´est pas encore manifesté (le « Même », c´est à dire 1), la matière (l´ « Autre », c´est à dire 2) et ce qu´il y a entre les deux.

Une civilisation traditionnelle reconnaît trois mondes : spirituel, psychique et physique[2].

Comme chacun peut le constater, la musique agit directement sur l´auditeur. Elle va favoriser un certain état spirituel, psychique ou physique. Les Anciens considéraient avec raison l´importance de l´harmonie pour le bon équilibre du monde et d´une société.

« De l'antiquité la plus reculée au moyen-âge, il était parfaitement naturel de concevoir la musique, qui n'était bien entendu rien d'autre que sacrée, comme « en harmonie » avec la constitution même de l'Univers ».

Le Timée nous apprend donc que faire de la musique, c´est agir sur l´Âme du monde (rien que ça !) et comment on obtient les notes qui constituent les gammes, ou plus exactement les modes, à commencer par le mode qu´il appelle Dorien, mais qui correspond aujourd´hui au Phrygien.

Pour accompagner les vidéos, je laisse la parole à Xavier Mignon, qui vous expliquera tout ceci beaucoup mieux que moi dans le texte qui suit qui n´a malheureusement jamais été publié.

Je ne saurais que recommander également le magnifique livre d´Ernest McClain (en anglais) :

“The Pythagorean Plato: Prelude to the song itself

en téléchargement gratuit ici :  Pythagorean Plato

 

1 « à l´origine, le mot théorie, en grec, signifie : « contemplation ». Le rôle du sage qui étudie les mathématiques, comme celui de tout artiste, d'ailleurs, consiste donc à contempler la divinité, et à nous en transmettre les signes ou symboles, exprimés de telle manière que nous puissions, à partir de ces signes, retrouver l'objet de la contemplation initiale. C'est là le sujet de tout art sacré et de toute connaissance traditionnelle » (A.K. Coomaraswamy)

[2] On comprendra mieux ainsi pourquoi je parle de « musique entre les mondes », même si parfois on peut y entendre des influences indiennes, africaines ou asiatiques, c´est parce que je me concentre sur le monde spirituel qui comprend tout.

 

 

 

HARMONIE

Quelques aspects de la Théorie Musicale des Grecs d'après le TIMÉE de PLATON et ses commentaires classiques chez les Pythagoriciens

« Maintenant, amenez-moi un joueur de harpe ». Et il arriva que, tandis que le harpiste jouait, la main du Seigneur fut sur Élisée.

(2 Rois, 3, 15).

Dans l'œuvre de Platon que les anciens considéraient comme de loin la plus importante, le Timée, un passage a plus particulièrement attiré leurs commentaires : il s'agit du chapitre de l'Âme du monde, dont nous allons étudier une courte partie (35a – 36b), relativement au symbolisme des nombres, en l'appliquant plus particulièrement à la théorie musicale, comme ce fut le cas des commentateurs classiques. Pour ce faire, nous serons amenés à exposer quelques éléments de la doctrine pythagoricienne des nombres qui sont un peu oubliés de nos jours, alors qu'ils constituaient jusqu'à la fin du moyen-âge la base de tout enseignement traditionnel en Occident. En Orient, cette tradition est d'ailleurs beaucoup plus détaillée, puisqu'elle rejoint l'angélologie, comme on peut le découvrir dans les langues sacrées qui en sont le support: le sanskrit, l'arabe et l'hébreu. Dans le cadre de cet article, il ne nous sera pas possible de développer toutes les conséquences des doctrines exposées ici par Platon, dont l'œuvre constitue pour nous « le chant du cygne » de la Grèce antique. Nous nous contenterons donc pour l'instant des conséquences générales, laissant au lecteur le soin de les développer lui-même dans la direction qui l'intéresse le plus.

Nous pouvons remarquer tout d'abord que Platon, dans ce passage, ne vise pas seulement à traiter de la théorie musicale, bien que les termes techniques qu'il emploie s'y rattachent nettement : pour lui, il s'agit de la constitution de l'Âme du monde et de la hiérarchie des sphères célestes, à laquelle on doit rattacher cette théorie musicale comme au principe dont elle dépend naturellement. Cette assertion peut sembler étrange à un homme du vingt et unième siècle pour qui la musique n'est qu'un bruit, le plus souvent malsonnant et quelquefois complètement désorganisé ; mais de l'antiquité la plus reculée au moyen-âge, il était parfaitement naturel de concevoir la musique, qui n'était bien entendu rien d'autre que sacrée, comme « en harmonie » avec la constitution même de l'Univers.

LE TIMÉE DE PLATON

Nous donnerons une traduction du texte, suivie chaque fois que nécessaire d'un commentaire et d'une explication des termes techniques : [1]

De l'essence indivisible et qui se comporte toujours d'une manière invariable, et de l'essence divisible qui est dans les corps, Il (Dieu) a composé entre les deux, en les mélangeant, une troisième sorte d'essence intermédiaire comprenant et la nature du Même et celle de l'Autre. Et ainsi, Il l'a formée entre l'élément indivisible de ces deux réalités et l'essence divisible des corps. Puis Il a pris ces trois essences et les a combinées toutes trois en une forme unique, harmonisant par force avec le Même l'essence de l'Autre qui se laissait difficilement mêler. Il a mélangé les deux premières avec la troisième, et des trois en a fait une seule.

Cette première partie du texte est certainement une des plus difficiles de tout Platon, et les commentateurs, déjà très nombreux et très partagés dans l'antiquité, n'ont pas fini de faire couler de l'encre encore aujourd'hui à ce sujet. En fait, comme le fait remarquer le très judicieux Plutarque, [2] tout ceci ne peut se comprendre qu'en relation avec tout le reste de l'œuvre platonicienne d'une part, et l'ensemble de la cosmogonie sacrée, telle qu'elle était conçue chez les Grecs et les autres peuples de l'antiquité. Son explication déborde donc totalement du but que nous nous sommes fixés pour cette étude, c'est-à-dire l'application du texte de Platon au symbolisme musical. Nous ne pouvons nous empêcher, toutefois, de faire remarquer en passant l'étrange coïncidence de ce passage avec, d'une part plusieurs textes du Corpus Hermeticum, [3]  et la Théogonie d'Hésiode, d'autre part les commentaires les plus anciens des premiers chapitres de la Genèse, comme le Sepher Ietzirah et les textes du Ma'asse Bereshith,[4] que l'on peut encore mettre en parallèle avec ceux de la Grande Triade extrême-orientale.[5]

Aux deux « essences » [6]  qui constituent les éléments de l'Âme selon Platon, correspondent, du point de vue musical, les deux premiers « constituants » des sons : l'aigu et le grave, qui en donnent un troisième, intermédiaire : le triton, comme Platon l'indique : [7] « Posons donc deux tons, l'aigu baru  et le grave oxu et, comme troisième triton, l'intermédiaire omotonon.

Cet intermédiaire, participant de la nature du Même et de l'Autre, c'est-à-dire de l'Impair et du Pair, des Cieux et de la Terre (Gen. 1, 1-2), ou encore de Purusha et Prakriti, est représenté, pour ce qui nous occupe, par le Son, qui est bien comme le précise Platon : un seul Son. Plus généralement, il est représenté par le Verbe divin qui, prononçant le Fiat Lux originel a ordonné l'univers, en « séparant » la Lumière de l'obscurité (Gen. 1, 3). Pour les Pythagoriciens, en effet, l'univers : kosmos, signifie d'abord ordre et ornement, ce qui se situe tout à fait dans notre propos. Remarquons que, dans le symbolisme musical, la synthèse des trois sons que nous appelons l'accord parfait est représentée par le triton, alors que, dans la Genèse, cette synthèse de tout l'univers est représentée par l'Adam Kadmon de la tradition hébraïque, c'est-à-dire l'Homme parfait, image du Nouvel Adam qu'est le Christ.

Reprenons notre texte :

Puis, ce tout, Il l'a partagé en autant de portions qu'il convenait, chacune d'elles étant mêlée de Même, d'Autre, et de cette (troisième) essence. Il a commencé le partage ainsi : en premier lieu, Il a séparé du mélange total une portion. Ensuite Il a pris une seconde portion double de celle-là, puis une troisième portion hémiole de la seconde et triple de la première ; une quatrième double de la seconde, une cinquième triple de la troisième, une sixième octuple de la première, une septième égale à vingt-sept fois la première.

Tous les commentateurs s'accordent pour reconnaître ici que les sept portions de Platon sont entre elles comme les termes de deux progressions géométriques, la première de raison 2 (1, 2, 4, 8), symbole du Pair (de l'Autre), la seconde de raison 3 (1, 3, 9, 27), symbole de l'Impair (du Même). A l'aide de ces deux progressions, ayant toutes deux comme base commune le principe de tous les nombres, c'est-à-dire 1, le Démiurge a formé une progression unique (1, 2, 3, 4, 9, 8, 27) dans laquelle nous remarquons que deux termes ne sont pas dans l'ordre logique de numération. On obtient le résultat, en effet, en prenant alternativement un élément dans chacune des progressions, en commençant par le Pair car, pour les Pythagoriciens comme pour la Genèse, la Nuit a précédé le Jour. [8] Tout s'éclaire lorsque l'on dispose ces deux progressions géométriques suivant la forme de la lettre grecque Lambda (L), comme nous le conseillent d'ailleurs les commentateurs. Remarquons que cette disposition était bien connue du moyen-âge, où on la trouve dans plusieurs manuscrits du traité de Boèce, par exemple. Nous reviendrons plus loin sur cette disposition pour en faire le commentaire.

1

2    3

4       9

  8           27

Partant du texte de Platon, l'érudit Macrobe [9] nous explique ainsi la génération des solides pair et impair : le point étant l'image de la monade mathématique, la droite le sera de la dyade, comprise entre deux points, la surface sera symbolisée par le nombre quatre, ce qui correspond au carré, et le solide sera alors représenté par huit, égal au nombre des angles du cube. Remarquons encore que les noms mêmes de « carré » et de « cube » donnés à des formes géométriques correspondent, même en français, à des puissances de la dyade qui, en tant que substance, « produit » toutes les « formes » de l'univers par la « puissance », c'est-à-dire l'action non-agissante de la triade. Et, bien entendu, tout cela n'est rendu possible que par la détermination primordiale du point, ou monade. Ainsi nous pouvons commencer à comprendre pourquoi « c'est par le Nombre que le Tout (toutes choses) est arrangé ». [10]

Ajoutons que ces élévations successives du Pair et de l'Impair aux puissances du Pair et de l'Impair correspondent exactement au processus cosmogonique de la manifestation : on passe du monde divin ou éthéré au monde subtil ou psychique par élévation au carré, puis au monde sensible ou corporel par élévation au cube. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, partant du Pair et de l'Impair, Platon n'a pas pu aller plus loin que les nombres 8 et 27, qui sont leurs cubes respectifs : en les atteignant, il a réellement épuisé toutes les possibilités de manifestation implicitement contenues dans l'Âme du monde qui est le nôtre. Pour retrouver nos origines, il nous faut donc extraire les « racines » des nombres, d'où l'extrême importance accordée à cette opération par les Pythagoriciens.

Dans la tradition extrême-orientale, le sage Fo-hi, en partant des lignes continue et discontinue, est arrivé aux mêmes conclusions en déclinant ses huit trigrammes, symboles de l'ensemble de l'univers, qu'il a arrangés deux à deux dans ses 64 hexagrammes. [11]

A ce sujet, on peut signaler que, dans l'antiquité, la « divination », c'est-à-dire l'utilisation de devins, haruspices, ... ne visait jamais à « prévoir » quoi que ce soit, mais seulement à vérifier si l'acte que l'on avait l'intention d'accomplir était bien « en harmonie » avec la volonté divine.

Pour en revenir à notre sujet principal, on peut considérer qu'à chaque terme de la progression finale correspond d'une part un son défini : phthoggos  de l'échelle musicale, d'autre part, comme on le verra dans la suite du Timée (38c-d) une planète du système solaire. On nommera intervalle : diastéma  l'ensemble formé par deux sons de hauteur inégale, c'est-à-dire, comme dit Euclide, par deux sons inégalement aigus ou graves. En fait, cet intervalle représente l'ensemble formé par les tons eux-mêmes : oroi  et la relation mathématique qui les unit, logos  ou rapport. Théon de Smyrne nous rappelle à ce propos les divers sens du mot Logos : Verbe, parole exprimée, raison et rapport de deux nombres. [12]

Il est clair que, dans un même intervalle, il existe toujours deux rapports : par exemple entre 1 et 2, on a les rapports 1/2 et 2/1. Le plus grand rapport (2/1) se nomme prologos, et le plus petit (1/2) upologos. Nous avons donc, dans la progression définie précédemment, 6 intervalles et 12 rapports :

1/2 ; 2/1 ; 2/3 ; 3/2 ; 3/4 ; 4/3 ; 4/9 ; 9/4 ; 9/8 ; 8/9 ; 8/27 ; 27/8.

Le premier intervalle double (2/1) est appelé dia pasôn  puisqu'on le trouve « à travers toutes » les cordes de l'octacorde. Il représente l'octave, comme nous le verrons par la suite.

Revenons au texte :

Après cela, Il a comblé les intervalles doubles et triples, détachant encore des portions du mélange primitif et les disposant entre ces parties-là, de telle sorte que, dans chaque intervalle, il y eut deux médiétés. La première surpasse les extrêmes ou est surpassée par eux d'une même fraction de chacun d'eux. La seconde surpasse les extrêmes d'une quantité égale à celle dont elle est elle-même surpassée.

On appelle médiété, soit une série de trois termes formant une progression continue, soit le moyen terme qui unit entre eux les extrêmes. Platon connaît trois types de médiétés : arithmétique, harmonique et géométrique. Or, la série initiale ayant été formée de deux progressions géométriques, il va donc utiliser les deux autres médiétés pour combler les intervalles. La médiété arithmétique de Platon est bien connue : le terme médian est simplement ce que l'on appelle aujourd'hui la moyenne arithmétique des extrêmes, c'est-à-dire leur demi-somme. Par exemple, entre 2 et 4, la médiété arithmétique vaut (2 + 4)/2 = 3. Dans la médiété harmonique, on peut remarquer que l'inverse du terme médian est égal à la moyenne arithmétique de l'inverse des extrêmes : 1/m = 1/2 × (1/a + 1/b) ; l'inverse étant, rappelons-le, le rapport d'un nombre à l'unité. Ce qui s'exprime : m = 2 × a × b/(a + b). Par exemple, entre 3 et 6, la médiété harmonique vaut 4.

En appliquant ces deux médiétés à nos deux progressions initiales, on obtient les deux séries :

1 ; 4/3 ; 3/2 ; 2 ; 8/3 ; 3 ; 4 ; 16/3 ; 6 ; 8

1 ; 3/2 ; 2 ; 3 ; 9/2 ; 6 ; 9 27/2 ; 18 ; 27

De ces relations naissent dans les intervalles ci-dessus désignés des intervalles nouveaux, hémioles, épitrites et épogdoades. A l'aide de l'intervalle épogdoade, Il a comblé tous les hémioles, laissant subsister de chacun d'eux une fraction telle que l'intervalle restant fut défini par le rapport du nombre deux cent cinquante six au nombre deux cent quarante trois. Et ainsi, le mélange dans lequel il avait fait ces divisions, il put l'employer tout entier.

On remarque facilement que, comme l'indique Platon, on peut ramener chaque intervalle ou rapport entre les fractions définies ci-dessus à trois rapports différents, valant 3/2, 4/3 ou 9/8. Le rapport 3/2 s'appelle l'hémiole  ; 4/3 s'appelle l'épitrite  ; et 9/8 l'épogdoade, que l'on nomme le ton, qui constitue d'ailleurs le rapport des deux précédents. En effet, dans la série des doubles, le rapport entre moyenne arithmétique et moyenne harmonique est partout 9/8 : c'est l'intervalle qui correspond au ton. Ayant trouvé notre lot, on pourra donc combler tous les intervalles en introduisant entre chaque terme de chacune des progressions et la moyenne harmonique ou arithmétique déjà trouvée, deux termes nouveaux tels que le rapport de chacun d'eux au précédent soit 9/8. Avec la série des doubles, on obtient alors, entre 1 et 2 :

1 ; 9/8 ; 81/64 ; 4/3 ; 3/2 ; 27/16 ; 243/128 ; 2

Et on remarque en effet que le plus petit intervalle qui ne peut être « comblé » vaut alors 256/243. Cet intervalle est appelé leimma ou résidu, car 256 – 243 = 13, que les Pythagoriciens nomment leimma. Dans l'intervalle dia pasôn 2/1, on a donc cinq tons ou intervalles de 9/8 et deux leimmas dans l'octave. Grâce au Timée de Platon, nous venons donc de retrouver le mode grec, dont on peut représenter l'octacorde de la manière suivante, sachant qu'à la corde la plus grave correspond le nombre le plus grand puisque, nous dit Platon, le son le plus grave est le plus lent et le plus lourd, atteignant notre oreille en dernier. Ce qui donne, dans l'ordre :


Selon le commentateur Macrobe, [13] il n'y a que six rapports qui servent à former les accords : épitrite, hémiole, double, triple, quadruple et épogdoade. De plus, il insiste sur le fait que le « demi-ton » n'est pas la moitié d'un ton. Il était appelé diésis  par les Pythagoriciens. Platon le nomme leimma. L'épogdoade étant le ton, il y a donc cinq autres logoi ou consonances : dia tessaron, dia pente, dia pasôn, dia pasôn kai dia pente, dis dia pasôn. Le dia tessaron  contient deux tons et un leimma, son rapport est 2/{3/2}, c'est-à-dire 4/3 ou épitrite, c'est la quarte. Le dia pente contient trois tons et un leimma, son rapport est 2/(4/3) = {3/2} ou hémiole, c'est la quinte. Le dia pasôn est l'octave, d'un rapport 2/1, et les autres s'en déduisent.

Comme le précise Aristote, [14] la gamme grecque va d'upaté à nété du son le plus grave au plus aigu, et donc l'ordre des tons et des leimmas chez les Pythagoriciens était exactement l'inverse, note pour note, de celui de notre gamme diatonique majeure, si on la fait commencer à Do.

Ajoutons que, sur la lyre d'Apollon, l'hypate était la première corde, alors que sur la flûte, l'hypate était le trou le plus bas, puisque correspondant au son le plus grave. Donc, en lisant de la gauche vers la droite, on avait sur la flûte la suite des intervalles correspondant à notre gamme actuelle. Cela nous permet de comprendre le défi que lança Marsyas à Apollon et le châtiment que le dieu fit subir au satyre présomptueux. [15]

Remarquons d'abord que, si, en ce qui concerne la musique, on ne s'occupe que de ce premier intervalle dia pasôn, Platon, lui, développe tous les autres intervalles de l'harmonie universelle jusqu'au nombre 27, ce qui correspond à quatre octaves, une quinte et un ton. [16]

Étudions maintenant les enseignements que nous pouvons déduire de cette théorie platonicienne de l'Âme du monde qui, en fait, est toute pythagoricienne. En effet, elle repose entièrement sur les Nombres, et se trouve donc parfaitement immuable. Ajoutons que la Musique est ainsi inscrite, par définition, dans la constitution même de l'âme, ce qui permet de comprendre l'importance considérable de cet art sacré chez tous les peuples depuis la plus haute antiquité. La connaissance de la musique était réservée aux prêtres et aux initiés, même en Occident, jusqu'à la fin du moyen-âge. Le fait que, malgré de nombreuses études, personne ne soit absolument certain d'avoir déchiffré des notations musicales aussi proches de nous que les neumes ou les taamim des textes massorétiques, peut nous laisser supposer que nous avons encore beaucoup à apprendre au sujet de la musique de l'antiquité et du moyen-âge. Encore aujourd'hui, l'étude de la musique orientale, si tant est qu'elle se soit conservée intacte, ce qui serait étonnant à cause de l'importance de l'enseignement oral, demande de nombreuses années d'études aux musiciens traditionnels.

Pour reprendre la comparaison avec notre notation musicale moderne, commençons par remarquer que le leimma n'est nullement comparable à un demi-ton, puisque le rapport (logos) qui le caractérise n'est pas racine de 9/8, mais 256/243, ce qui n'est pas la même chose. Théon de Smyrne donne au « demi-ton » la valeur de 17/16, peu éloigné de racine de 9/8 : leurs carrés ne diffèrent en effet que de 1/256 car 172/{162 = 289/256 et 9/8 = 288/256, ce qui montre la précision avec laquelle les grecs maniaient les proportions. Le fait d'avoir voulu « simplifier » la notation musicale en confondant leimma et demi-ton nous a donc fait « perdre » la justesse de l'oreille qui sait, elle, reconnaître la différence entre « la dièse » et « si bémol ». D'autre part, la disposition inverse de la gamme diatonique majeure induit une disposition inverse dans chaque tétracorde : si la gamme comporte bien deux tétracordes séparés par un ton, chez les Grecs, chaque tétracorde commence par un leimma suivi de deux tons.

Dans la suite de cette étude, nous ne ferons qu'établir des remarques que nous ont suggérés les commentateurs de Platon, et plus particulièrement Plutarque et Macrobe. Reprenons donc les deux progressions géométriques initiales de Platon, disposées suivant la lettre grecque Lambda (L), première lettre du mot leimma, ou mieux, du mot logos. Cette disposition permet en effet de faire apparaître de nouveaux nombres dignes d'intérêt.


Récapitulons ce que nous avons déjà dit de cette représentation. Un est le Principe de tous les nombres : c'est le symbole de l'Être, il est donc au-delà des trois mondes. Sur la deuxième ligne, nous avons les principes du Pair et de l'Impair, qui correspondent au monde divin ou angélique, et donc aux causes secondes. Sur la troisième ligne apparaissent les deux premiers carrés, symbolisant l'ensemble des surfaces planes et le monde intermédiaire ou psychique. Sur la dernière ligne, les deux premiers cubes symbolisent l'ensemble des solides et le monde sensible ou corporel. Sur la gauche de la figure sont donc symbolisés tous les nombres pairs, et sur la droite tous les nombres impairs, se développant à partir du Principe dans l'ensemble des trois mondes. Étudions maintenant les autres nombres qui se déduisent de cette figure.

En effet, la somme des lignes du Lambda nous donne 5, 13, 35. Cette opération, la somme, qui correspond à l'action du Ciel sur la Terre, nous donne ici des nombres impairs, c'est-à-dire masculins ou actifs. Pour les Pythagoriciens, 5 est le nombre « nuptial » : il signifie le mariage du Ciel et de la Terre, l'union du principe du Pair (2) et de celui de l'Impair (3) qui a donné l'Homme primordial, ou le microcosme, représenté par le nombre cinq qui le qualifie tout à fait : cinq doigts, cinq membres, cinq sens, etc. Pour les Alchimistes, c'est aussi le symbole de la quinte essence, ce qui revient au même, comme nous le verrons plus loin par l'étude des triangles de Pythagore. On le retrouve dans l'étoile à cinq branches, ou pentalpha, signe de reconnaissance des Pythagoriciens.

Trente-cinq, toujours d'après les Pythagoriciens, est le nombre de l'Harmonie. En effet, il est la somme des nombres 6, 8, 9, 12, qui forment une médiété harmonique et une médiété arithmétique entre 6 et 12, nombres respectivement cosmique et cyclique. De plus, ces nombres contiennent les principaux accords : le ton (epogdoos) 9/8, l'octave (dia pasôn) 12/6, la quarte (dia tessaron) 8/6 = 12/9, et la quinte (dia pente) 9/6 = 12/8.

Aristote nous apprend que ces nombres sont en rapport avec les saisons : le printemps est à l'automne comme la quarte, à l'hiver comme la quinte et à l'été comme l'octave. [17] Cet auteur ajoute que certains scoliastes d'Homère ont remarqué que le vers épique contient dix-sept syllabes, somme des deux cordes intermédiaires de la lyre qui sont comme 9 et 8, et que l'on scande la moitié droite du vers sur 9 syllabes et la moitié gauche sur 8. Tout ceci nous montre bien les rapports étroits qui existaient entre les lyres d'Apollon et d'Orphée et le vers épique.

Selon Plutarque, l'harmonie des saisons rapportée par Aristote venait des Chaldéens. Nous pouvons donc, grâce à Aristote, reconstituer le tétracorde parfait, en affectant comme précédemment 12 à l'hypate, 9 à la mèse, 8 à la paramèse et 6 à la nète, ce qui se représente de la manière suivante

           Hypate         Mèse         Paramèse    Nète

             12             9                8              6

        Printemps    Automne       Hiver        Été

Ajoutons que 35 est le nombre total des termes du diagramme musical de Platon, si on prolonge le calcul jusqu'à 8 pour la série des pairs et jusqu'à 27 pour celle des impairs, en éliminant tous les doubles. On peut remarquer à ce sujet que, suivant le commentateur qui se fit passer pour Timée de Locre, ce nombre de termes était 36, parce que 36 était appelé Tétraktys par les Pythagoriciens. Et tous les commentateurs qui ont suivi ont fait la même erreur, en poussant le calcul de la série des pairs jusqu'à 16, alors que Platon dit de l'arrêter à 8 : nous avons vu pourquoi. Ce qui les a trompés, c'est que la Tétraktys, en effet, comme le disent les Pythagoriciens, renferme toutes les consonances, mais il s'agit de la grande Tétraktys (1, 2, 3, 4) qui contient bien la quarte 4/3, la quinte 3/2, l'octave 2/1, le rapport triple et la double octave 4/1. Quant à l'épogdoade 9/8, elle s'en déduit facilement : 9/8 = 3 × 3/2 × 2 × 2. Ajoutons que 35 est encore le cinquième nombre pentagonal, de base 13.

Platon ayant écrit au fronton de son Académie : « Nul n'entre ici s'il n'est géomètre », c'est-à-dire « celui qui mesure la terre », nous pouvons représenter le tétracorde des Pythagoriciens de la manière suivante, où le cycle des saisons se trouve en diagonale :

Nous avons déjà vu que 13 était appelé leimma, résidu, et 27, les Pythagoriciens l'appelaient ton. En effet, il s'en faut d'une unité que 27 ne soit le double de 13 ; d'autre part, leur somme fait 40, la quadruple Tétraktys, qui est aussi la somme des termes de la progression impaire, alors que celle de la progression paire donne 15, nombre triangulaire de base 5. 27 est encore la somme de tous les autres nombres, et c'est le septième nombre de la série complète, attribué à la lune, septième planète.

Si, maintenant on fait le produit des termes sur chaque ligne, on obtient les nombres 6, 36 et 216. Cette opération correspond à la réaction propre de la Terre par rapport à l'action du Ciel, et elle donne ici des nombres pairs, qui sont donc féminins et passifs. De plus, on obtient 6, son carré et son cube, évidemment. Six est, pour les Pythagoriciens, le plus parfait de tous les nombres, car il est le premier qui soit égal à la somme de ses diviseurs : 1 + 2 + 3 = 1 × 2 × 3. Il représente le macrocosme, c'est-à-dire l'univers, car il contient les six directions de l'espace. Pour la Bible, c'est le nombre des jours de la création, et le premier mot de la Genèse, Bereshith, signifie, d'après le Zohar (I, 15b), « Il créa six » (bara shith) ; on le retrouve dans le sceau de Salomon, appelé encore étoile à six branches. Pour les Chrétiens, c'est le nombre des branches du Chrisme, qui d'ailleurs s'inscrit à l'intérieur du sceau de Salomon.

Trente six, carré du précédent, est le premier nombre à la fois triangle (de base 8) et carré, et il est la somme des trois premiers cubes, à savoir 1, 8 et 27. De plus, il est deux fois rectangle : de 3 × 12 et 4 × 9 ; et, en tant que triangle de 8 il est la somme des quatre premiers pairs (2+4+6+8=20) et des quatre premiers impairs (1+3+5+7=16) : pour cela, il était appelé quaternaire par les Pythagoriciens. Deux cent seize, cube de six, peut être appelé comme tel perfection dans les trois mondes, ou encore perfection dans les trois dimensions de l'espace.

On peut arriver très facilement au tétracorde pythagoricien, dont nous avons vu chez Aristote la correspondance avec les saisons, en employant la méthode décrite par Platon ci-dessus. On part simplement des deux éléments primordiaux de Platon, le Même, c'est-à-dire 1, et l'Autre, c'est-à-dire 2 ; on applique à cette progression le produit de l'univers, c'est-à-dire 6, et on obtient donc l'intervalle (12, 6). A cet intervalle, qui correspond donc à l'ensemble des créatures, on applique les deux médiétés, arithmétique et harmonique, et on obtient le tétracorde : 12, 9, 8, 6, dont nous pouvons encore développer les propriétés. D'abord, le produit des extrêmes est égal à celui des termes moyens : 6 × 12 = 8 × 9 = 72. Ensuite, chaque nombre peut s'exprimer seulement avec les chiffres 2 et 3 : 2 × 3, 23, 32, 22 × 3. Enfin, on peut remarquer que 256 = 28 et que 243 = 35. Quant au leimma, il vaut 13 = 22 + 3 2, et on peut donc en déduire l'équation, que l'on pourrait encore écrire en n'employant que les chiffres 2 et 3 (car 8 = 2 3 et 5 = 2 + 3) :

  © Xavier Mignon

[1] Le texte que nous avons suivi est celui de « Les Belles Lettres », CUF, 1925, établi et traduit par Albert Rivaud. Notre traduction est, bien entendu, extrêmement littérale, vu la complexité et l'abondance des termes techniques.

[2] De la création de l'Âme dans le Timée.

[3] Voir notre traduction du Corpus Hermeticum.

[4] Voir plus loin, « Le Zéro métaphysique ».

[5] René Guénon, La Grande Triade, chap. II.

[6] Le terme grec ousia signifie toujours « essence » chez Platon, comme le remarque à juste titre René Guénon. C'est Aristote qui, en inversant l'essence et la substance, a entraîné derrière lui un très grand nombre de commentateurs.

[7] Philèbe, 17c : Nous ne pouvons pas tout citer, faute de place, mais, pour ceux qui en auront le loisir, il est conseillé de lire tout le passage jusqu'au début de 18a.

[8] À cette interversion du 8 et du 9 correspond d'ailleurs celle du nom des planètes Mercure et Vénus de nos jours par rapport aux anciens. Cf. Fabre d'Olivet, La Musique, L'Age d'Homme, Delphica, 1972.

[9] Commentaire du Songe de Scipion, II, 2.

[10] Jamblique, Vie de Pythagore, 162.

[11] Le Yi King, trad. P.L.F. Philastre, 2 v., P., 1975, Annales du Musée Guimet.

[12] Exposition des connaissances mathématiques utiles pour la lecture de Platon, II, 28, trad. J. Dupuis, P., 1892, Hachette, p. 116-118.

[13] Commentaire du Songe de Scipion, II, 1.

[14] Métaphysique, I, 6, 1057a, 22.

[15] Ovide, Métamorphoses, VI, 400.

[16] Théon de Smyrne, Expos., II, 13, p. 104.

[17] Métaphysique, N, 6, trad. Jean Tricot, Vrin, 1974, p. 842, n. 1.

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